Robin Philpot: Ça ne s’est pas passé comme ça à Kigali
Richard Gervais
22-03-2004
phipotkigaliRobin Philpot
Ça ne s’est pas passé comme ça à Kigali
Montréal, Les Intouchables, 2003, 223 pages
Le titre de cette enquête de Robin Philpot fait écho à celui du roman de Gil Courtemanche, Un dimanche à la piscine à Kigali (Boréal, 2000) : même thème, même rime, même métrique (alexandrins ternaires). Curieuse ressemblance qui… s’arrête là.
Philpot soutient en effet que la tragédie rwandaise des années 1990 ne correspond pas au récit « officiel » qu’avalise Courtemanche. Ça ne s’est pas passé comme ça à Kigali comporte même un chapitre (« Le fond de la piscine — Gil Courtemanche », p. 125-133) qui taxe le romancier québécois de colonialisme et le compare à Rudyard Kipling sous le rapport de la « suffisance » et de la « bonne conscience » colonisatrices (p. 127). Pour Philpot, Un dimanche à la piscine à Kigali est un surgeon de la littérature populaire qui avait cours en Europe au plus fort du colonialisme et dont Le livre de la jungle peut représenter l’archétype (R. Kipling, The Jungle Book, 1894). Cette littérature justifiait les visées métropolitaines sur les « colonies » par la supériorité inhérente de l’homme blanc et sa prétendue mission civilisatrice (son « fardeau », pour parler comme Kipling dans un poème de 1899, The White Man’s Burden, où la domination de l’homme blanc sur les peuples non-blancs est sublimée en responsabilité paternelle de veiller à leurs affaires).
Philpot reproche en outre à Courtemanche de se servir du genre romanesque comme d’une échappatoire. Rappelons que l’auteur d’Un dimanche à la piscine à Kigali, également journaliste de métier, avertit en préambule que son roman « est aussi une chronique et un reportage ». Cette garantie de véracité n’impressionne pas Philpot, qui y voit plutôt une « astuce » permettant à Courtemanche « de lancer des accusations d’une gravité inouïe contre des personnes vivant tantôt en prison à Arusha [siège tanzanien du Tribunal pénal international sur le Rwanda], tantôt en exil en Afrique, en Europe, en Amérique, pour ensuite se cacher derrière le titre de romancier dès qu’on lui oppose un fait contredisant ses allégations » (p. 125). Ça lui permet aussi de « donner libre cours à son imagination et à ses fantasmes […] sur l’Afrique et les Africains qu’il prétend connaître » (idem).
Mais l’essentiel du livre de Philpot est loin de consister dans la critique du best-seller de Courtemanche. Ça ne s’est pas passé comme ça à Kigali conteste le discours « aimable et convenable » qu’il sied de tenir « dans les salons d’Europe et d’Amérique » sur la tragédie rwandaise (p. 12). L’ouvrage de Courtemanche n’est qu’une expression parmi d’autres de ce discours omniprésent.
Ontarien d’origine, Philpot est établi au Québec depuis trente ans. Il a séjourné trois ans en Afrique francophone, dont deux à Koudougou au Burkina Faso comme professeur d’anglais et d’histoire. C’est d’ailleurs en provenance de cette ville burkinabé qu’il arrive au Québec en 1974. Il est aussi l’auteur d’un essai qui a eu son retentissement à l’époque : Oka : dernier alibi du Canada anglais (Montréal, VLB, 1991, réédité en 2000). Il y dénonçait l’utilisation canadienne de la crise d’Oka à des fins anti-québécoises. Son essai sur la crise rwandaise poursuit aujourd’hui un but similaire, bien qu’il n’a évidemment pas le même objet : « combattre des idées reçues insidieuses fondées sur des préjugés et des stratégies politiques cachées » (p. 19).
Quelles sont ces idées ? Il s’agit du discours « officiel » sur la crise rwandaise qui prétend entre autres que « le Rwanda est un beau petit pays au cœur des ténèbres africaines où d’horribles génocidaires Hutus ont tué un million de Tutsis sans défense après l’écrasement de l’avion d’un dictateur le 6 avril 1994 » ; que « l’ONU et la communauté internationale ont tristement échoué en refusant de donner suite à l’alarme donnée dès le 11 janvier 1994 par le vaillant général canadien Roméo Dallaire et aux nombreux avertissements d’intrépides organisations non gouvernementales » ; que « la France, inique et complice, ancienne puissance colonisatrice toujours prête à protéger des dictateurs, a volé au secours des génocidaires avec son opération Turquoise » ; que « le FPR [Front patriotique rwandais], sous l’habile direction militaire et politique de l’actuel président [du Rwanda] Paul Kagame, a mis fin au génocide en prenant Kigali le 4 juillet 1994 et en accédant au pouvoir le 19 juillet » ; que « suite aux pressions d’ONG impartiales […] la communauté internationale s’est ressaisie en créant un Tribunal pénal international pour le Rwanda, en inculpant les génocidaires sanguinaires et en amenant les "gros poissons" devant la justice à Arusha, grâce notamment à la procureure canadienne Louise Arbour, devenue [depuis] juge à la Cour suprême du Canada » ; etc. (p. 12-13).
Ce que les faiseurs d’opinion publique ont appelé les « ténèbres africaines », l’arrière-fond incompréhensible, obscur, instinctuel, démentiel, pour tout dire « noir » de la crise rwandaise, sont en réalité les tenants et aboutissants d’une situation politique (sociale, économique, institutionnelle) non moins explicable que d’autres crises. L’invocation de l’Afrique ténébreuse n’est qu’une résurgence du préjugé colon (l’adjectif est de moi, que le préjugé mérite bien). L’enquête de Philpot montre comment, dans le cas du Rwanda et de l’Afrique centrale, les États-Unis et leurs alliés invoquent les ténèbres comme d’autres brouillent l’eau, pour mieux y pêcher.
Le rôle des acteurs canadiens y perd de son lustre. Pour faire ce travail international, il fallait de préférence des candidats qui, outre l’anglais, parlent le français tout en étant méfiants à l’égard de la France et acquis à la géopolitique « nord-américaine ». Or, écrit Philpot : « on trouve ce genre de francophones à Ottawa » (p. 164). C’est à propos de Louise Arbour, nommée procureure générale du TPIR, que Philpot dit cela, mais la formule peut s’appliquer à tous les Canadiens qui sont intervenus à haut niveau dans cette région, tels le général Roméo Dallaire ou l’envoyé onusien Raymond Chrétien.
Dallaire a fait le jeu de l’impérialisme américain dans la région. Les États-Unis ne voulaient pas voir la France s’y engager militairement et manœuvraient pour empêcher la communauté internationale d’intervenir. George Moore, sous-secrétaire d’État, déclare en 1993 devant le sénat américain : « Nous devons assurer notre accès aux immenses ressources naturelles de l’Afrique, un continent qui renferme 78 % des réserves mondiales de chrome, 89 % de platine et 59 % de cobalt » (p. 196). Puis Ron Brown, secrétaire américain au commerce, à Dakar en 1995 : « Les Américains vont tenir la dragée haute aux partenaires traditionnels de l’Afrique, à commencer par la France. Nous ne laisserons plus l’Afrique aux Européens » (idem). Ces visées stratégiques américaines sont un facteur majeur à considérer dans la tragédie rwandaise par delà les images d’horreur que la télévision nous en a transmises.
La première partie du livre, la plus importante en dimension (p. 25-113), traite des « événements qui ont amené le Rwanda au bord de la catastrophe » (p. 20). En 1959, révolte sociale de la majorité hutue contre l’aristocratie tutsie et fuite de nombreux Tutsis vers les pays voisins, dont l’Ouganda. En 1962, indépendance du Rwanda, suivie de la redistribution des terres aux paysans hutus et de l’instauration d’un régime républicain. En 1990, invasion du Rwanda par une partie de l’armée ougandaise, incorporant de nombreux exilés tutsis, sous le silence complice des diplomaties occidentales. « Le gouvernement du Rwanda ainsi qu’une vaste majorité de la population ont perçu cette invasion comme une contre-révolution visant à remettre au pouvoir l’aristocratie tutsie », précisera Philpot (p. 17). C’est là un autre facteur majeur à considérer. L’enquête de Philpot porte surtout sur les événements concomitants ou postérieurs à cette invasion de 1990, événements que le « récit aimable et convenable » néglige : « une guerre meurtrière de trois ans et demi [consécutive à l’invasion ougandaise] ; l’imposition, en pleine guerre, du multipartisme qui viendra miner la capacité du gouvernement rwandais et de son armée à combattre l’envahisseur ; l’imposition par la communauté internationale, les États-Unis en tête, d’un soi-disant processus de paix qui donnera effectivement le pouvoir à l’envahisseur ; les interventions d’organisations dites non gouvernementales qui calomnieront le Rwanda et toute son histoire moderne et qui serviront de paravent pour l’armée d’invasion et surtout pour les intérêts américains et britanniques en Afrique » (p. 20). Ajoutons à cette liste l’attentat de 1994 contre les hutus Juvénal Habyarimana et Cyprien Ntaryamira, présidents respectifs du Rwanda et du Burundi, attentat scandaleusement banalisé, selon Philpot, en simple « écrasement d’avion » et qui déclencha pourtant les tueries d’avril à juillet 1994.
L’histoire contemporaine a enregistré ces tueries comme « génocide ». Cette thèse d’un génocide planifié des Tutsis par les Hutus est contestée par Philpot. Il ne nie pas les massacres : « on a vu les images, les machettes, les corps, les squelettes. Personne ne peut prétendre que cela n’a pas eu lieu » (p. 21). Mais génocide n’est pas synonyme de tuerie tout court ; génocide, c’est tuerie d’un seul bord, c’est, en droit international, l’extermination systématique de populations entières appartenant à un groupe ethnique, racial, religieux. Si j’essaie de résumer l’idée de Philpot, les tueries rwandaises n’ont pas été d’un seul bord et elles s’inscrivaient dans une guerre qui avait pour finalité le contrôle politique du pays, non quelque extermination génocidaire. Aussi, Philpot peut-il écrire que « les tentatives de ramener cette tragédie à une histoire d’horribles génocidaires hutus qui ont tué tous les Tutsis innocents aidés par une France colonialiste ne font qu’occulter les causes du drame et protéger les vrais criminels » (p. 21). S’il a raison, la suspicion est de mise quant au valeureux TPIR pourchassant les génocidaires hutus !
Les fabricateurs de ce récit manichéen, Philpot les nomme. Figurent dans sa liste Gil Courtemanche pour le Québec, Carole Off pour le Canada, Philip Gourevitch pour les États-Unis et Colette Braeckman pour la Belgique. La deuxième partie leur est consacrée (p. 115-156), qui explique « une des façons dont ce récit s’est imposé : par les livres et les autres publications » (p. 21-22).
La troisième et dernière partie (p. 157-200) traite de « certaines suites de la tragédie rwandaise » (p. 22), dont le TPIR et la crise des réfugiés. Dans le premier cas, Philpot met en doute l’impartialité de ce tribunal et dénonce son utilisation politique ; dans le second, il montre que le FPR de Kagame au pouvoir à Kigali a utilisé la crise des réfugiés de 1996 dans l’Est du Zaïre pour envahir ce pays à l’instigation des États-Unis qui voulaient là aussi déloger la France.
Conclusion générale : « le monde entier doit revoir la crise rwandaise » (p. 201). Pour empêcher bien sûr la répétition d’une telle horreur dans d’autres pays. Mais pour savoir aussi qu’un nouvel impérialisme se lève sur l’Afrique, avec cette fois les États-Unis en tête. Réédition de l’odyssée civilisatrice de « la race anglo-américaine » sur laquelle, comme on le sait depuis l’explorateur britannique Livingstone, « repose l’espoir de la liberté et du progrès du monde » ! Plus près de nous, à propos de la seconde invasion américaine en Irak, des commentateurs n’ont-ils pas parlé de l’« anglosphère » en marche ?…
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Sunday, July 4, 2010
Robin Philpot: Ça ne s’est pas passé comme ça à Kigali (That's Not Waht Happened In Rwanda)
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